jeudi 26 juin 2014

Mise au point

Lorsque je m'éveillai le lendemain matin, j'avais un tel mal de crâne que je me demandais si un TGV n'avait pas traversé ma tête en long et en large. Je m'extirpai de mon lit et me rendis compte que je m'étais couchée toute habillée.
Note pour plus tard, la prochaine fois que j'aurai envie de prendre une cuite, me rappeler que je me retrouverai obligatoirement dans un état lamentable. Serait-ce suffisant pour arrêter le massacre ?
Je pris la direction de la douche, faillis marcher sur Winston au passage, d'ailleurs il déguerpit en crachant de mécontentement. Aucune trace de Sam ou de Vince. Je poussai un ouf de soulagement, j'avais besoin de remettre mes idées au clair, bien sûr il faudrait que la brume alcoolisée qui paralysait mes neurones se soit dissipée avant.
Des litres d'eau chaude sur le corps et trois tasses de café noir plus tard, ma vision semblait moins brouillée mais le tambourinement dans ma tête était toujours présent. J'ignorais pourquoi mais les révélations de la veille au soir me laissaient une impression étrange. Pourquoi aurais-je dû prendre pour argent comptant tout ce que Sam m'avait raconté ? D'accord, il était terriblement bien fichu et très convaincant mais je sentais bien que quelque chose m'échappait. Tout ne devait pas être aussi net que cela. Sam le bon et Vince le vilain méchant, tout cela sonnait comme un western du 17e siècle.
- Franchement tu y crois toi Win à cette fameuse nuit torride ? marmonnai-je toute seule le nez dans ma tasse. Si c'était si bien que ça, j'aurais dû m'en souvenir non ?!
Win me toisa d'un air de dire "si tu savais ce que je m'en fous ma pauvre, tout ce que j'attends c'est ma gamelle de croquettes !" Si même mon matou me lâchait, tout fichait vraiment le camp.
Vince ... il fallait que je lui parle en privé, cela devenait vraiment urgent.
J'enfilai mon coupe vent et partit pour l'arrêt de bus. Direction l'hôpital. Il tombait encore des cordes mais je m'en fichais, la pluie glacée faisait un bien fou à mon cerveau endolori. Je parcourus à grandes enjambées le service de neuro en long et en large. Vince n'était pas facile à trouver. J'interrogeai sa secrétaire qui m'informa qu'il était parti faire la tournée de ses patients avec un troupeau d'étudiants sur les talons. Bon sang, un troupeau d'internes, ça ne devait pas être si difficile à trouver non ? Après trente minutes de recherche et deux étages plus haut, à bout de souffle, je pénétrai dans une chambre où je me retrouvai nez à nez avec Vince et une meute de blouses blanches. Le docteur Mamour des neurones semblait terriblement abattu. Les yeux cernés, pas rasé, visiblement, il avait passé une nuit blanche à cogiter ou à ruminer. Des murmures et autres gloussements s'élevèrent dans la chambre.
Rouge de confusion, je lançai rapidement :
- Pardonnez moi de vous déranger Docteur Clark, mais il faudrait que je vous parle quelques instants.
- C'est urgent ? demanda-t-il froidement.
- Vital ou presque, rétorquai-je tout aussi sèchement.
- Bien, attendez moi dans le couloir, je vous retrouve dans cinq minutes.
Puis il se tourna à nouveau vers sa cohorte d'étudiants et fit comme s'il ne m'avait pas vue. La tension était palpable mais j'étais bien décidée à lui parler, alors je fis en sorte de garder mon calme. Un TGV, deux TGV, trois TGV ...douze TGV, oh punaise, ça n'allait donc pas s'arrêter de cogner dans mes tempes !
La porte s'ouvrit, la cohorte de blouses blanches se dissipa. Ne resta dans le couloir que Vince et moi. Il s'appuya au mur, croisa les bras et ferma les paupières.
- Je t'écoute. Qu'y a-t-il de si pressé que tu doives me déranger pendant mes consultations ?
Et bien quand il voulait, il savait vraiment mettre les gens à l'aise. Gloups !
- Comment vas-tu ?
C'était un début, il fallait bien commencer par quelque part.
- Mal, grogna-t-il. Question suivante !
- Bon, autant que j'aille droit au but puisque visiblement, tu n'as pas de temps à perdre avec moi.
Grincement de dents notoire.
Je poussai un soupir d'exaspération.
- Je voudrais savoir ce qu'il s'est passé exactement pour que je termine sur un bûcher. Sam m'a donné sa version, je voudrais la tienne.
- Tu es certaine que ça t'intéresse ? Maintenant que tu as retrouvé l'autre déplumé, je crois que les détails n'ont plus d'importance.
- Rhoooo mais c'est pas bientôt fini d'interpréter ce que je pense ou non ! Si c'est encore une façon de me culpabiliser pour un truc que je ne me rappelle même pas avoir fait, c'est inutile, ça ne marche pas. Comment pourrais-je me sentir coupable alors que je n'ai aucun souvenir de toi ou de lui ?
Vince souleva ses paupières et laissa entrevoir deux fentes vertes.
- Laisse moi deviner, je suis l'ordure qui t'a fait précipiter dans les flammes et lui l'ange qui s'est fait arracher les ailes par amour ? lança-t-il.
Je sentais que c'était le calme avant la tempête.
- En résumé c'est plus ou moins ça oui.
- Il a encore tout raconté à sa sauce comme d'habitude, il ferait n'importe quoi pour t'avoir et ça dure depuis 400 ans. A chaque fois tu tombes dans le panneau, tu es trop naïve Nora.
- Parfait, je vais te prouver que je suis moins idiote que j'en ai l'air. Je t'en foutrais de la naïveté moi ! Je te donne l'occasion de t'expliquer, j'ai tout mon temps, alors fais-le.
- A quoi est-ce que cela servirait ? Je parie que tu es tombée toute cuite dans ses bras hier soir.
- Cuite oui, mais dans ses bras non ! Ou alors la mémoire me faisait encore défaut !
- Tu as bu Nora ?? dit-il en ouvrant de grand yeux ronds.
- Bah oui ça t'étonne ?
- Et comment ! Tu ne tiens pas l'alcool, dans ce domaine, tu es une vraie fillette.
Et voilà, une fois de plus, j'étais prise en défaut. Il commençait sérieusement à me chauffer les oreilles Merlin.
- Si c'est pour être désagréable, ce n'est pas la peine. Garde ce que tu sais pour toi. Après tout le mal est fait, je m'en fiche.
Je tournai les talons et pris la direction de l'ascenseur.
En un clin d'oeil il m'avait dépassé et s'était retrouvé face à moi. Je n'eus pas le temps de protester, il avait déjà posé la main sur mon bras et nous nous étions téléportés dans les jardins de l'hôpital sous la pluie. Il claqua des doigts et nous abrita par une sorte de parapluie invisible.
- Bien. Ici nous serons à l'écart des oreilles indiscrètes.
- Parfait, alors je t'écoute, m'impatientai-je.
- Durant cette fameuse nuit, je vous ai vu vous embrasser. Je suis parti avant d'en voir davantage. Van Helsing est ensuite venu me trouver et confirma mes craintes en me disant que ce n'était pas la première nuit que vous aviez passée ensemble. De désespoir, je l'ai cru. Il m'a demandé ce que je souhaitais faire de vous deux. J'ai dit que je voulais que Sam disparaisse et j'ai ajouté que je ne voulais pas qu'on te fasse de mal. Il m'a assuré qu'il ne t'arriverait rien, sauf que j'ignorais que Métatron était derrière tout cela. Quoique j'ai pu décider, ton sort était déjà scellé. Tu as été brûlée sur un bûcher parce que Sam a désobéi à ses supérieurs.
- Mais enfin pourquoi Van Helsing est venu te trouver ? Qu'aviez-vous à voir ensemble ?
- Disons qu'à une certaine époque, nous étions plus ou moins en affaire ensemble et que je lui ai rendus quelques petits services. C'était bien avant qu'il soit dans les bonnes grâces de Métatron. Depuis le drame, je l'ai soigneusement évité comme la peste. Maintenant qu'il a obtenu l'immortalité, il se permet tout et n'importe quoi.
- Un chose m'échappe. Comment as-tu pu croire que je t'avais trompé sans avoir été me poser la question directement ? Si ça se trouve, je n'ai même pas couché avec Sam. Je ne me souviens de rien. Un journal, ça peut se trafiquer non ?
Tu as tout pris pour argent comptant sans sourciller.
- Votre baiser torride, je ne l'ai pas inventé quand même ! gronda-t-il.
- Et ça méritait d'envoyer Sam se faire arracher les ailes ?
Vince serra les poings de rage.
- Si c'était à refaire, je l'enverrais moi-même en enfer. Ce type est un égoïste fini, il n'a aucun sens du devoir, c'est un profiteur, un menteur et ... un assassin !
- Un assassin ? m'écriai-je.
- Tu es morte à cause de son égoïsme. S'il avait pensé un peu plus haut que sa ceinture et à sa fonction de gardien, il ne te serait rien arrivé. Et tu te serais mariée avec moi ! fulmina-t-il.
- J'aurais pu changer d'avis et finalement te laisser tomber sans pour autant être avec Sam. Y as-tu déjà réfléchi ?
Vince prit quelques secondes avant de répondre.
- Non, j'étais persuadé que tu m'aimais assez pour rester avec moi.
Je pointai le doigt vers son torse.
- Voilà le gros problème. Que ce soit Sam ou toi, vous pensez savoir tout ce qui se passe dans ma tête, mais en fait, vous ne savez rien du tout. Vous croyez sincèrement qu'en 400 ans, je n'ai pas évolué ? Que je suis toujours cette petite chose toute faible et naïve de 1670 ? Vous n'êtes qu'une bande de machos !
Je vous déteste !!!
J'étais hors de moi. Et bam, la gifle partit toute seule et alla claquer allégrement la mâchoire de Vince. Ses prunelles lancèrent des éclairs.
- C'est bon tu t'es bien défoulée ? dit-il en se tenant la joue.
- Pas encore assez si tu veux mon avis !
Le sang battait dans mes tempes. J'étais prête à en découdre, il ne me faisait pas peur le blondinet avec sa carrure d'athlète.
- Eh bien vas-y, frappe, je ne me défendrai pas. Je ne frappe jamais les femmes moi !
Il croisa les bras, en attendant que je donne l'assaut.
- Non tu t'attaques juste aux anges ! éructai-je. Parait que j'en suis un alors, lâches-toi. Je parie que tu attends de régler tes comptes depuis quatre siècles. Alors arrête de me le jouer gentleman. Tu m'en veux autant qu'à Sam, pas vrai ?!
- Je t'en veux pour ta naïveté mais c'est surtout à moi que j'en veux, j'aurais dû mieux veiller sur toi, être plus tendre et affectueux que je l'ai été. J'aurais dû faire comprendre à Sam qu'il n'y avait pas de place pour lui même s'il t'avait sauvé d'une agression. J'aurais dû faire la peau à Van Helsing avant qu'il obtienne l'immortalité. J'ai été nul sur toute la ligne, c'est bien cela que tu voulais entendre  ?
Même s'il ne l'avait pas prononcé tout haut, ses yeux sous-entendaient "je t'aime toujours autant" ce qui me tordit les tripes mais je ne devais absolument rien lui montrer.
Je me contentai de hausser les épaules d'indifférence. Je n'avais que faire de ses regrets car il me manquait 400 ans de mémoire pour prendre la réelle mesure des évènements. J'embrayai donc sur le traître de service.
- Mais enfin pourquoi Van Helsing a-t-il obtenu l'immortalité ?
- Tout simplement parce qu'il a réussi à prendre un ange en faute. C'est le chien de garde de Métatron, il fait le sale boulot sur Terre pour son patron. Métatron est l'archange le plus inflexible et le plus tordu dont j'ai entendu parler. S'il pouvait supprimer les quatre autres qui bossent au Conseil des cinq avec lui, il le ferait sans hésiter. Selon les rumeurs, s'il pouvait aussi évincer le Big Boss, il ne se gênerait pas pour le faire. Cela dit il n'a jamais rien tenté en ce sens jusqu'à présent.
- Hum ... c'est charmant !
- Oui je trouve aussi, admit Vince.
La tension était redescendue d'un cran.
- Je te remercie pour ta franchise. Au moins maintenant, j'ai une idée d'ensemble de ce qui s'est passé, même si je sais pertinemment que vous me cachez encore quelques détails croustillants Sam et toi. Je ne suis pas idiote au point de ne pas m'en rendre compte.
- Nous ferons tout pour te protéger Nora, c'est bien la seule chose sur laquelle nous soyons d'accord lui et moi.
- Mais me protéger de qui voyons ? m'exaspérai-je.
- De tes supérieurs célestes bon sang ! Tu crois quoi ? Les vacances sur Terre sont bientôt finies, tu vas avoir des comptes à rendre.
- Honnêtement, ce serait déjà pas mal de mettre de l'ordre dans ma vie terrestre avant de remonter là haut me faire réprimander comme une gamine.
- En effet, ce serait bien. Désolé de te brusquer, dit-il en me fixant du regard, mais il serait opportun que tu prennes une décision rapide en ce qui nous concerne.
- Pardon ??? dis-je interloquée.
- Maintenant que Sam et moi t'avons retrouvée, tu ne penses tout de même pas qu'on va faire ménage à trois. Tu dois choisir entre nous deux pour de bon.
Je plissai les yeux de mécontentement, on aurait dit Win les jours où je lui marchais sur la queue sans le faire exprès.
- Mettons les choses au clair tout de suite mon vieux. Tu as beau être séduisant, détenir plein de pouvoirs et un sourire d'ange, il n'en reste pas moins que nous sommes au 21e siècle et que tu n'es pas le seul homme susceptible de me plaire.
Et cela vaut pour Sam aussi. Non mais je rêve, comme si tout leur était dû !

Raclement de gorge, grondement de poitrine sourd. Je tournai la tête et compris que Sam avait profité de la conversation un bon moment, puisque sa crinière brune dégoulinait de pluie. Il avait le regard des mauvais jours. C'est malin avec le bouclier anti-pluie de Vince, je ne l'avais même pas entendu arriver. Par contre, Vince lui ne fut pas surpris, il savait et il n'avait rien dit.
Encore une provocation supplémentaire à la liste déjà longue de leurs différends.
Sam se décida enfin à ouvrir la bouche.
- Nora Chester, tu as si peu confiance en moi qu'il faut que tu ailles vérifier ce que je t'ai raconté auprès de ce crétin de Merlin ?
- D'une, c'est loin d'être un crétin. De deux, je n'ai aucune confiance en vous deux. Vous passez votre temps à me donner des versions édulcorées qui m'agacent prodigieusement. Vous ne pensez qu'à obtenir mes faveurs.
- Et pour nous punir comme des gamins, tu comptes n'en faire qu'à ta tête ? ajouta-t-il les bras croisés.
- Il y a des chances que oui, répondis-je avec une sourire narquois.
- Donc tu vas nous faire ramer jusqu'à ce que l'un de nous cède ? Tu sais que ça n'arrivera jamais. Tu es la seule à pouvoir trancher.
Je tournai la tête vers le ciel et revins vers mes interlocuteurs.
- C'est même pire, j'en ai tellement marre de vos bagarres d'ados en rut, que j'ai dans l'idée de vous planter là tous les deux, pour voir si l'air est plus frais là haut !
- Tu es dingue Nora ! s'écria Vince.
- Ne commets pas cette erreur, attends d'être convoquée. On ne dérange pas le Conseil sans une bonne raison, surenchérit Sam.
- Mais d'excellentes raisons, j'en ai des quantités !
- Tu préfères te jeter dans la gueule du loup toute seule plutôt que de nous avoir en soutien.
- C'est l'idée oui, répondis-je en hochant la tête.
- Ma beauté, tu es incapable de choisir entre Vince et moi, alors tu fuis. C'est totalement immature.
- Peut-être bien ... il y a déjà eu assez de dégâts comme cela, alors pour le moment, ce sera un statu quo. Et puis j'ai une terrible envie de voir la tête de Métatron !
Sam se tourna vers Vince.
- T'as raison blondinet, elle est complètement barge !
Sam m'attrapa par les épaules et me secoua comme un prunier.
- Personne n'a jamais vu la tête de Métatron, c'est une éminence grise qui fonctionne en sous-marin. Ne va pas le provoquer inutilement, tu n'en sortirais pas vivante.
- Pfff ... de toute façon, je suis déjà morte en 1670 alors, ça ne change plus grand chose pour moi.
- Nora, une fois que tu seras remontée là haut, même le déplumé ne pourra rien faire pour toi. Tu en as conscience au moins ? insista Vince.
Les yeux de Sam lancèrent des éclairs, il avait horreur qu'on le traite de déplumé.
- Je sais tout cela. Vous êtes gentils de vous inquiéter tous les deux mais ma décision est prise.
- Tu sais que tu ne redescendras peut-être plus jamais ? grogna Sam.
- C'est le risque en effet mais j'ai confiance.
- Inconsciente va ! tempêta le déchu.
- J'adore quand tu me fais des compliments Sam ! ironisai-je.
Bon je ne vous embrasse pas, je ne voudrais pas faire de jaloux. J'y vais, je tâcherai de vous faire passer des nouvelles par ma fausse mère Lila.
Vince, je compte sur toi pour t'occuper de Winston en mon absence. Sam, prends soin de toi. Je vous interdis de vous battre à nouveau à cause de moi, compris ?
Pour toute réponse, j'eus droit à deux grognements qui voulaient plus ou moins dire "mais bien sûr dans tes rêves ma belle !"
Je quittai le bouclier anti-pluie et traversai le jardin de l'hôpital à grandes foulées sous la pluie. Je ne me retournai pas pour les voir une dernière fois. Je les entendais déjà se disputer à mon sujet. Je gardai seulement en mémoire l'odeur du vétiver mêlée à l'eau qui rend marteau. Étrange mélange qui me suivrait où que j'aille par la suite.

A suivre ...